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L'écoute réduite et l'objet sonore

En parallèle de l'éclosion de la musique électronique, le compositeur et chercheur Pierre Schaeffer expérimente dans les années 50 une musique « concrète », détachée de son origine naturelle, comme le commente Pierre Couprie : « Pierre Schaeffer s'inspire fortement des recherches d'Husserl pour mettre entre parenthèses son savoir sur tel son afin de découvrir, dans sa perception, ce qui ne relève pas de son interprétation ou de son imagination. Ainsi, née l'écoute réduite qui se concentre sur les qualités internes du son. Le son n'est plus un objet interprété, il devient un objet externe qui possède sa propre réalité spatio-temporelle. Il est présent, il est là, en dehors de nous ; à nous de savoir le percevoir comme tel ». Pierre Schaeffer va ainsi proposer dans son Traité des objets musicaux une série de sept critères de valeur destinés à décrire un « objet sonore » : la masse, la dynamique (intensité des différentes composantes), le timbre harmonique (couleur du son), le profil mélodique (évolution temporelle du spectre global), le profil de masse (évolution des composantes spectrales internes), le grain (irrégularités de surface), et enfin l'allure (analyse des vibratos).  Il s'agit là d'une recherche essentielle pour la création sonore. Comme l'explique Michel Chion : « Dans l’écoute “ordinaire”, le son est toujours traité comme véhicule. L’écoute réduite est donc une démarche « anti-naturelle », qui va contre tous les conditionnements. L’acte de faire abstraction de nos références habituelles dans l’écoute est un acte volontariste et artificiel qui nous permet d’élucider un grand nombre des phénomènes implicites de notre perception.[...] L’écoute réduite et l’objet sonore sont ainsi corrélats l’un de l’autre ; ils se définissent mutuellement et respectivement comme activité perceptive, et comme objet de perception ». Abraham Moles, définit de manière similaire la musique synthétique : « C'est là une création authentique qui coupe en principe toute référence à un univers musical déjà existant, quitte éventuellement à en retrouver, au terme de sa synthèse, des fragments ou des aspects comme conditions humaines de la perception ». Il souligne que Meyer-Eppler a quant à lui appelé « composition authentique » l'attitude du musicien « concret » qui assemble au gré de sa fantaisie euphonique tous les objets sonores tirés de l'univers environnant ou de la contrainte électronique. Ces descriptions d'un objet sonore issu d'une écoute « réduite » ou de « composition authentique » nous paraissent fondamentales, car elles explicitent tout à fait clairement ce que nous considérons être la caractérisation de la composante sonore d'une œuvre audiographique.  Plus récemment, de nouvelles recherches s'appuyant sur une méthodologie inspirée de celle de Schaeffer ont été menées depuis 1992 par le laboratoire de Musique et Informatique de Marseille (MIM), sous la direction de François Delalande, et ont été nommées Unités Sémiotiques Temporelles (UST), en voici leur définition : « Qu’est-ce qu’une occurrence d’Unité Sémiotique Temporelle ? C’est un segment musical qui, même hors contexte, possède une signification temporelle précise, due à son organisation morphologique (l’UST elle-même est la classe d’équivalence, plus abstraite, des segments qui présentent, même hors contexte, une signification temporelle due à des organisations morphologiques analogues) ». En résumé, les chercheurs ont rassemblé un certain nombre de « figures sonores » qui leur semblent récurrentes ou remarquables dans des œuvres  électroacoustiques. Elles sont divisées en deux catégories principales. La première définit les UST non-délimitées dans le temps (Le phénomène sonore doit avoir une durée telle qu'il puisse être perçu comme un processus et non comme un moment éphémère) : en flottement, en suspension, lourdeur, obsessionnel, par vagues, qui avance, qui tourne, qui veut démarrer, sans direction par divergence d'information, sans direction par excès d'information, stationnaire, trajectoire inexorable. La seconde catégorie définit les UST délimitées dans le temps (une configuration sonore dont le début et la fin sont précisément marqués dans le temps. Sa durée ne doit pas excéder quelques secondes de façon à être intégrée perceptivement comme une forme) : chute, contracté-étendu, élan, étirement, freinage, suspension-interrogation, sur l'erre. Pensées au départ pour la musique, les UST se sont également développées comme potentiel outil de caractérisation d'œuvres d'art appartenant à d'autres champs artistiques, comme le montre un colloque autour des UST organisé en 2005 à Marseille réunissant des chercheurs, des artistes et des pédagogue de discipline différente (musique, arts plastiques, multimédia, danse, littérature, graphisme, mathématiques, sciences cognitives, neurosciences). Afin de démontrer la pertinence de l'application des UST à des films abstraits, une analyse a même été menée sur Rhythmus 21 de Hans Richter, ce qui va tout à fait dans le sens de notre réflexion. 

 

 

Bibliographie: 

Pierre Couprie, « Les théories de Pierre Schaeffer », http://www.olats.org/pionniers/pp/schaeffer/theorieSchaeffer.php, OLATS, 2000, (consulté le 15/05/2014)
Pierre Schaeffer, Traité des objets musicaux, Paris, Seuil, 1966.
Michel Chion, Guide des Objets Sonores. Paris, Buchet/Chastel, 1983, p. 23.
Abraham Moles, Art et ordinateur, Paris, éd. Blusson, 1990, p. 217.
François Delalande, « Les Unités Sémiotiques Temporelles : problématique et essai de définition », in MIM, Les Unités Sémiotiques Temporelles, éléments nouveaux d'analyse musicale, Marseille, MIM (diff. ESKA, doc. Musurgia), 1996, p. 18-19
« Liste des 19 UST », site web du Laboratoire Musique et Informatique de Marseille (MIM), http://www.labo-mim.org/site/index.php?2008/08/22/44-liste-des-19-ust (consulté le 15/05/2014)
Emmanuelle Rix (dir.), Marcel Formosa (dir.), Vers une sémiotique générale du temps dans les arts. Actes du colloque « Les Unités Sémiotiques Temporelles (UST), nouvel outil d'analyse musicale : théories et applications » Marseille 7-9 décembre 2005, coédition Ircam - Centre Pompidou / Delatour France, 2008.
Philippe Bootz, Xavier Hautbois, « Analyse en UST et en MTP de Rhythm 21 de Hans Richter », Musimédiane, n°5, 2010, http://www.musimediane.com/spip.php?article114 (consulté le 15/05/2014)

 

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